Bérézina à Austerlitz
Cela fait bien quatre ou cinq stations que les regards se cherchent pour se détourner immédiatement à chaque croisement.
On pourrait croire qu’ils restent dans la rame de peur de descendre avant l’autre. A ce train-là, ils finiront en bout de ligne. Au dépôt peut-être.
Elle a les yeux quelconques, mais, grands, si grands qu’ils paraissent beaux. Bizarre. Sa manie de triturer sa frimousse est signe de trouble.
"Si, après avoir regardé une femme, elle se passe la main dans les cheveux, c’est gagné. Tu as touché juste, le pont-levis est baissé" ; c’était le refrain du grand-père, diplômé ès séduction, et pas seulement théorique.
Lui, a les yeux sages mais petits, si petits qu’ils paraissent malicieux. Il sait observer, juste le temps qu’il faut, trois secondes, pas plus. Comme un dragueur déguisé en gentleman. A chaque fois, il vérifie. Si à son tour, elle regarde dans les quatre secondes suivantes, c’est que la porte est ouverte. Encore une leçon du grand-père.
A chaque arrêt, le train consigne ses voyageurs vidés de leur journée et se remplit de nouveaux, plus fringants, qui débutent leur trajet. Les lasers invisibles de notre couple continuent à jouer les aimants de même pôle ; se cherchant et se repoussant.
Terminus. Tout le monde descend.
Ou presque.
Wagon déserté. Les regards, fixes cette fois, résonnent. Plus explicites que jamais, ils se pénètrent. Les cœurs déforment chemise et chemisier. Les corps, paralysés, se collent aux dossiers.
"M’sieur-Dame, c’est Austerlitz, c’est le terminus !" gueule la casquette qui arpente le quai.
Il finit par se lever. Il se veut digne. Piètre comédien, il jouera néanmoins l’aisance en passant devant son éphémère maitresse. Il sait qu’il doit dire quelque chose. D’intelligent si possible.
"Faites-moi penser, Madame... dans une autre vie... à vous
épouser"
Il descend du train. Soulagé. Soulagé qu’elle n’ait rien dit. Elle aurait pu avoir le verbe bête. Pis, la voix rocailleuse.
Bombant le torse, il se dit qu’il était frustré certes, mais fidèle. Belle satisfaction. Fidèle. On trouve toujours trop verts les raisins qui demandent du courage pour grimper les cueillir.
La chevelure dans tous les sens, comme le cœur, elle peste intérieurement contre tous les hommes, les fils, les pères et les grands-pères, goujats de père en fils. "Une autre vie… une autre vie… pff… c’est quand une autre vie ?"
En descendant, son talon croise le fer avec un nez de marche et cède.
"C'est la Bérézina" crie-t-elle. A dix stations de son studio, des illusions et un talon en moins, elle se jure de ne plus lire les horoscopes des quotidiens gratuits, forcément moins fiables. "C’est mon dernier Métro. Qu’ils se le gardent. Les princes charmants ne prennent pas les transports en commun"