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J'ai huit ans.
Je suis incollable sur l'élégance de Gimondi, les deuxièmes places de Poulidor, le souffle au cœur de Bitossi, la coiffure d'Aimar, les lunettes de Janssen et la froideur d'Anquetil.
Incollable sur les performances, les palmarès, les règles, la couleur des maillots, les marques des équipes.
Mais, la radio et le Paris-Jour de Papa, ne m'informent pas sur le style et les mouvements des coureurs.
Aussi, quand Papa refuse de m'emmener avec lui au Parc des Princes pour l'arrivée du Tour de France, je suis anéanti. Je tente bien de convaincre par quelques arguments, des plus rationnels aux plus affectifs, mais je comprends vite que c'est peine perdue.
Pas de place dans la voiture de l'ami ou pas envie de s'encombrer d'un gamin ? Je ne sais pas. Ne saurai jamais.
Action de la dernière chance : Je m'arrache des bras de Maman, plante mes yeux dans ceux de mon père et lâche d'un coup : "Papa, si tu ne m'emmènes pas à l'arrivée, je ne m'intéresserai plus jamais au cyclisme"
La menace fait mouche au cœur du paternel mais sa raison reste ferme.
Je ne m'intéresserai donc plus au cyclisme. C'est dit. Ce sera fait.
Remords ou compensation, Papa me propose la semaine suivante de l'accompagner à Paris, au Consulat d'Italie. "Allù Consulatu" (à llou connsoulatou) dit son patois de chez nous.
C'est du jamais vu.
Depuis huit ans, c'est le frère aîné qui, sans exception aucune, a les honneurs des sorties, des déplacements, des vêtements neufs et du premier rang sur la photo.
Aujourd'hui, si je connaissais l'expression qui propose de se pincer pour y croire, je l'emploierais.
Aujourd'hui, mon père me propose de m'emmener à la capitale.
Les Mulder, des Hollandais qui viennent de quitter la rue, nous ont laissé quelques vêtements. L'imperméable beige avec ceinture et casquette assorties sera un costume idéal pour bomber le torse, pour faire l'aîné quelques heures.
La ceinture serrée jusqu'à péter le ventre, je tiens la main de Papa. Je suis seul, dans la rue, avec mon père. Je crois que c'est la première fois de ma vie.
Paris n'est pas si loin. Mais c'est une aventure.
Le car nous prend au village et je choisis le côté route. Je veux voir le toit des voitures. Nous entrons dans Versailles, la capitale du coin, celle dont on est si fiers parce qu'on en parle à l'école. Direction la gare. Les tickets. Le train. Saint-Lazare.
Puis, c'est le métro. Tête en l'air pendant tout le trajet, je vérifie que les noms des stations inscrits au-dessus de la porte correspondent bien à celles qui défilent. On ne sait jamais.
"Papa, pourquoi ça s'appelle La Muette ici ?"
"No lu sacù" (no lou satchou - je ne sais pas)
Cette grande salle, c'est le Consulat. Pourquoi, les gens crient-ils ? Pourquoi se bagarrent-ils ? Papa m'a dit de rester là sur ce banc, de ne pas bouger, que là-bas c'est dangereux, on peut se faire écraser par les autres dans la foule.
Mais, je ne tiens pas en place. Il y a trop de choses à lire sur les murs. Des affiches, des avis, des notes. Et je file. Et je lis. Tout. Sans tout comprendre.
Tout à coup, je bloque sur un mot au milieu d'une phrase : "spedito". Cela veut dire "expédié" en italien.
Mais c'est aussi le prénom de mon père.
Spedito. Papa s'appelle Spedito.
Ni une, ni deux, je m'engouffre dans la foule, me faufile entre les jambes, et tire Papa par le pantalon. J'insiste tellement ("Papa, il y a ton nom écrit là-bas") qu'il finit par céder et me suivre jusqu'au mur éclairant.
Contrarié mais indulgent, mon père me donne l'explication et retourne dans la mêlée.
Je lui ai fait perdre, au bas mot, cinquante places.