Achille Triboulard, artiste peintre
"Achille Triboulard, artiste peintre". C'est écrit sur le socle d'un buste en bronze trônant dans la salle des mariages du modeste village nivernais qui vit naitre le personnage.
Le talent d'Achille mis du temps à être reconnu. La gloire posthume est réservée aux génies.
Il faut bien dire que son apparence et ses comportements rebutaient quiconque aurait voulu s'intéresser d'un peu plus près à sa production.
Ermite et misanthrope, il ne quittait sa cabane forestière que pour des sorties hebdomadaires à la grand ville. Il enfourchait alors, sa bleue, une Motobécane sans âge qu'il démarrait en la poussant. Une petite remorque suivait. C'est là qu'il dissimulait son fourbis. Il partait à plein et revenait à plein. Mystère.
Pendant ses virées, les gamins du village les plus téméraires s'aventuraient chez lui, sans jamais y entrer. Au retour, ils racontaient aux plus jeunes que des esprits maléfiques faisaient des nœuds avec des ronces pour empêcher l'accès.
La seule chose qu'ils pouvaient dire avec certitude c'est que le sauvage collectionnait des bidets. Ils en avaient dénombré plus d'une centaine méticuleusement alignés comme rangs d'oignons dans un jardin.
Quelle idée !
Achille avait d'autres fonctions dans le village.
Il servait aux parents et aux instituteurs à menacer les enfants turbulents. "Si tu n'es pas sage... si tu ne manges pas ta soupe, je t'envoie dans la forêt, chez le muet". Les soupes étaient vite avalées.
Il permettait aussi au garde-champêtre de fermer les yeux sur bien des délits. Il suffisait d'accuser Triboulard et l'enquête s'arrêtait là. Tout le monde était content. Pas même besoin de le lui signifier. Si c'est personne, c'est Triboulard ! Et si c'est quelqu'un, c'est Triboulard aussi !
Un jour, Achille mourut. En même temps que sa bleue. Surpris par le premier feu rouge du canton, fierté du maire, il filait droit vers ses secrets hebdomadaires quand le camion des "Déménageurs Berruyers" choisit de mettre à plat la vie de l'énigmatique homme des forêts.
C'est alors qu'on commença à s'intéresser à "Achille Triboulard, artiste peintre". Le conseil municipal qui n'avait jamais rien fait pour lui, le récupéra et en fit un héros départemental et un chemin vicinal.
C'est qu'on découvrit dans son antre, des œuvres qui parlaient pour lui. Impossible de rester insensible à ce qu'elles dégageaient. Une impression de malaise et d'enchantement mêlés. J'ai vu la Vierge et le Diable en même temps, s'écria même la boulangère.
Les plus curieux, apprirent que la femme du sous-préfet lui ouvrait ses appartements à jour fixe et qu'elle posa pour le peintre, des années durant. Muse fidèle et exclusive, elle offrait son image, avec et sans pudeur, et un plaisir chaque semaine renouvelé. Inspiration de l'un et phantasme de l'autre faisaient bon ménage et chefs-d'œuvres incontestables.
Les rumeurs n'arrangeant personne, elles se turent.
Seule la sous-préfète comprenait qu'une jolie femme nue pouvait inspirer une peinture des plus abstraites.
Seule la sous-préfète sut, que c'est, armée d'un bidet que, trente ans plus tôt, la mère d'Achille Triboulard, fracassa le crâne de son mari pendant une crise de schizophrénie un peu plus aiguë que les précédentes.
Dédicace à Berrybelle que je remercie pour la source de l'inspiration.