Une prof, un casque et un Intermarché
Le feu d'Intermarché, qui d'ordinaire est toujours vert, bascule, ce matin-là, au rouge. Le scooter s'arrête. Sous le casque on cherche une explication, un signe, du sens. C'est parce que c'est dimanche ? C'est pour voir cette jolie femme traverser ? C'est pour penser à acheter du pain ?
Non. C'est pour voir, assise contre le mur, emmitouflée, tête baissée, une mendiante au visage éclairé.
Au pied d'Intermarché, entre capuche, écharpe et guenilles, derrière un gobelet sébile, le regard lumineux d'une femme tranche avec le tableau. L'impression bizarre, qu'elle a mis sa tête dans le trou découpé à cet effet dans un décor. Comme les touristes le font pour la photo-souvenir.
Bref. Le temps d'un feu rouge, on sent que quelque chose cloche. La mendiante n'a pas la gueule de l'emploi. Même en ces temps où il n'y a plus de stéréotype de l'exclu.
C'est vert. Il faut repartir.
Et le casque fourmille ; ça se bouscule à toute vitesse à l'intérieur.
Une tête de prof. C'est ça. Elle a une tête de prof. Et le casque s'y connait en prof(e)s, il a toujours eu comme un faible pour elles. Il les reconnait, les débusque, les attire. L'expérience lui permet même de deviner la matière enseignée. Lui, qu'on prend toujours à tort pour un prof, a su se spécialiser en "collègues"
Mais là, il a un doute. Prof de Français ou d'Histoire-Géo ?
L'image lui revient ; le regard doux et intelligent a relégué les petites tâches de rousseur et les mèches rousses au second plan.
Prof de Français Bretonne ! C'est dit. Il sait.
La matinée s'écoule et quelque chose ne passe pas. Comment une prof de lettres et de mots Bretonne peut-elle faire la manche au pied d'un Intermarché des Alpes-Maritimes ?
Le casque veut en avoir le cœur net. Il y retourne. Il se penche, lui parle et finit par la convaincre de partager un déjeuner du dimanche en famille, au chaud, de prendre une douche si nécessaire...
Patricia est debout.
Et plus que l'appétit et l'appel de l'hygiène, c'est la parole qui se libère. Et son histoire défile. Le discours est structuré, sobre, digne. Le visage est beau, frais, reposé. Le regard est lumineux, intelligent, sain.
Patricia a bien été professeur, mais d'Histoire et Géographie et la Picardie lui sied mieux que la Bretagne. (Les casques ont l'intuition partiellement juste, qu'on se le dise !)
La manche, c'est récent pour elle. Mais pas si grave. Entre la rue et le trottoir, elle a choisi.
Elle s'en sortira. Elle a un objectif et un plan pour l'atteindre. La jolie femme veut fêter son trente-cinquième anniversaire avec Théo, son fils de trois ans, placé en foyer. Et elle y croit. C'est dans six mois. A la voir on croirait que c'est dans six ans.
Les hôtes osent la question du comment on en arrive là ?
Le résumé est glacial et lourd, sans verbe conjugué.
"Mari adulescent. Photographe pas même artiste, juste technicien. Mauvais gestionnaire de son magasin. Virage du numérique oublié. Alors. Moi, démission-sacrifice. Reprise de la boutique. Lui, rabaissé, coulé, éteint puis envolé. Dépôt de bilan généralisé. Galère. SDF. Théo foyers. Stop"
C'est juste après le café que Patricia part retrouver son mur d'Intermarché. Elle refuse le repos, la douche, les provisions et les euros. Elle accepte la bise et le paquet de Speculos entamé ; "ça m'rappelle mon enfance et Théo adore ça"
Cette histoire aurait pu être vraie, si le casque avait juste osé retourner au pied de l'Intermarché. (Les casques ont la timidité encombrante et paralysante. Qu'on se le dise !)