Un vieux drap de coton blanc
C'est un vieux drap de coton blanc à la bordure ajourée. Il est lourd et pourtant frais. Deux grosses initiales sont brodées en haut et au centre, à l'endroit où, le repliant, les lettres peuvent trôner. A et V. Comme un blason, elles donnent à la pièce entière une prétention involontaire et une fierté de propriétaire. Son contact est rêche et agréable. La mémoire s'en imprègne pour toujours.
Il aurait pu sortir d'une malle familiale, aurait traversé les générations, côtoyé les sachets de lavande et fricoté avec l'amidon. C'est sans doute ce qu'il a fait d'ailleurs, mais son pedigree n'était pas livré avec, le jour où le brocanteur s'en débarrassa.
Qu'a-t-il connu ? Des amours, des déflorations, des adultères, des ronflements, des cauchemars, des accouchements, des viatiques, des crimes peut-être. Nous ne le saurons jamais.
Nous le sortons l'été, sans cérémonie mais avec soin. Son poids concret est aussi abstrait, chargé à coup sûr. Mais il nous fait des nuits légères, apaisantes.
Nous pourrions nous amuser à l'infini à lui inventer des propriétaires, mais par pudeur nous refusons. La peur de percer un secret, de violer une intimité ou de briser l'émotion, nous retient.
C'est le seul drap que nous repassons en totalité sur une seule épaisseur. L'opération prend un bon quart d'heure. Ce n'est plus du repassage, c'est une prière. On s'applique, on bichonne, on caresse du fer. On respecte, on rend le plaisir qu'on y prend. On ne repasse plus, on danse, on va, on vient, en douceur, en langueur.
Avant de le plier, on l'étale, qu'il se repose, qu'il laisse échapper ses vapeurs.
Altier sans être hautain, il accepte sa place dans l'armoire ordinaire, parmi les draps de basse condition, issus de semaines du blanc et autres parures en lots. Comme une favorite ne jalouse pas les pimbêches de faubourgs, il attend son tour, sage et sûr de ses attraits. On s'en sert moins souvent mais toujours intensément.
C'est un vieux drap de coton blanc signé AV.