La chute vertigineuse
Je m'absente quelques jours pour cause de devoir grand-parental.
Pendant ce temps-là, je rediffuse des textes de l'ancien blog, Claudiogène.
La chute vertigineuse
Le bâtiment est récent, propre, moderne et fonctionnel.
Accueillant même. Des couleurs, de la clarté.
Pourtant, ce couple de cinquantenaires y entre à petits pas,
inquiet. L’hôtesse d’accueil le dirige vers la salle d’attente. Les dos ne
toucheront pas les dossiers des chaises, timides. Au mur, des affichettes de
prévention, des listes d’adresses d’organismes, des numéros de téléphone. Au
centre des jeux et des livres d’enfants. La salle d’attente est accueillante et
glaciale.
Chacun d’eux a sa boule dans la gorge et la tait. Il sourit
à l’autre, les yeux pleins d’amour et la décadence digne.
La chute fut vertigineuse.
Ils
en ont fait des choses.
Elever des enfants, leur payer des études, les mettre sur les rails.
Travailler, jeunes, trop jeunes, sur le premier barreau de l’échelle.
Créer une
entreprise artisanale avec courage et conviction. Sans se plaindre et
sans
souffrir vraiment. Par devoir.
Mais jamais, même
dans les pires moments, ils n’ont ressenti cette humiliation de devoir faire
une demande de RMI. Ils savent bien
qu’il n’y a pas de honte, que l’orgueil est ridicule, qu’ils ont des droits,
comme tout le monde. Mais, ça ne passe pas.
Gilbert aurait préféré avoir affaire à une machine ;
les écrans n’ont pas l’œil maternant. Il voudrait lui crier que oui, il sait
lire, oui, il saura remplir le questionnaire,
mais Sandrine doit justifier sa
fonction. Elle se doit de cajoler. Elle explique en articulant bien
qu’il faut écrire comme on parle pour faire simple et influencer
positivement le Conseil Général. Gilbert comprend qu’il faut
pleurnicher.
Ils n’ont pas le profil de ce statut-là. Et pourtant.
La rue ne leur offre pas plus d’oxygène. Il propose une
virée jusqu’au port pour reprendre courage. Elle ne dira pas non. Les pas sont
lents et les épaules basses. Les mains se tiennent et les doigts tricotent.
Les cœurs ont la même heure.
Plus loin, les luxueux yachts dont ils n’ont jamais rêvé
sont alignés comme soldats et serrés comme sardines. Ils sont blancs, grands,
majestueux et tristes.
Le regard de Patricia quitte ses pieds pour lire le nom de ce
bijou de riche, le dernier avant le virage : One Toy More. Gilbert suit
les yeux de sa compagne, lit, revient vers elle.
Ils sourient d’abord, puis rient, rient très fort. Les dos
se redressent, les épaules s’ouvrent, les poumons se remplissent. La joie
revient. Le rire, le rire a sauvé la journée.
Le couple de riches retraités sur l’avant du bateau, exposé sur des fauteuils en osier, au regard des badauds, n’a rien vu. Monsieur, aussi chiffonné que son journal, semble compter à rebours les minutes qu’il lui reste à vivre, passif. Madame, passe du vernis sur ses ongles avec des gestes identiques à ceux des plus populaires des mains, la lassitude en plus. Entre les deux, sur la table, un minuscule vase kitch héberge trois œillets bien fatigués. Le pavillon portugais du bateau fera dire à Gilbert que les idéaux révolutionnaires sont bien fanés.
Ils ont compris qu’il existait des vies bien pires que la
leur.