"La vieille", texte de la semaine dernière, a suscité des commentaires intéressants. Tiphaine a proposé qu'on laisse "la vieille" donner son point de vue, son "droit de réponse". Elle a même eu la gentillesse de lui prêter sa plume. Et de quelle manière ! Pour ce blog, c'est un très bon moment. Merci Tiphaine.
Une vieille carne
Ils disent que
je suis une sainte… Et ça les arrange bien dans le fond, même s'ils ne sont pas
dupes…
Je pourrais te
raconter que je suis née à une époque où on savait vraiment ce que crever de
faim veut dire, tu comprendrais pas. Tu dirais que c'est trop facile et
t'aurais raison. Tu me dirais que toi aussi tu sais ce que c'est que crever de
faim. Et t'aurais encore raison…
Je n'ai jamais su dire vraiment
ce que je ressentais, on m'a pas appris, ça se faisait pas chez nous. A douze
ans t'as tes règles, t'es une femme et t'es bonne à faire le ménage, laver le
linge, torcher les mioches. Bien sûr que ça m'aurait intéressé de faire la
brillante, d'aller danser, de sortir au cinéma, de suivre les cours du soir et
de jouer un autre rôle que celui qu'on m'avait tracé avant même que je naisse.
Mais tu vois, ça c'est pas passé comme ça. Toi, je te connais, tu diras qu'on a
toujours le choix, que j'ai été lâche, que si j'avais vraiment voulu…
Si j'avais
vraiment voulu, je les aurais abandonnés, mes parents, ma famille, ma vie toute
tracée. Mais qu'est-ce qu'on veut vraiment quand on est une jeune fille? Est-ce
qu'on sait vraiment ce qu'on veut? Moi, tout ce que je savais, c'est ce qu'on
m'avait appris. Que la famille c'est sacré, qu'une femme doit être dévouée à sa
famille, qu'une femme c'est pas là pour réfléchir mais pour décharger le
fardeau du quotidien de ceux qui travaillent, des chefs de famille. Tu crois
vraiment que j'aurais eu cette idée-là toute seule? Tu me prends vraiment pour
une idiote si c'est le cas…
On m'a pas
appris. T'as raison, ça n'excuse rien. Mais ça explique.
Je le vois
bien à ton regard que tu m'en veux. Tu ne comprends pas. Je le connais ce
regard tu sais, je l'ai vu si souvent… Tu crois encore en l'amour, toi… C'est
bien… Tu as tellement de chance, si tu savais… Et viens pas me bassiner avec
des conneries du genre l'amour n'a pas d'âge, ça va bien, j'ai déjà donné… T'as
raison, je suis une vieille carne, et même quand j'étais jeune, t'aurais juré
que j'étais déjà une vieille carne. Tu vois, quand on s'enferme dans un
personnage, c'est pas facile d'en sortir… Quand on vous y enferme non plus. Dès
que tu fais un truc inhabituel, un petit pas de travers sur la route
quotidienne, les autres te regardent comme une folle. Imagine si du jour au
lendemain j'avais dit : "Vous me faites tous chier, je me tire!" Je
suis pas sûre que t'aurais aimé. Peut-être même que tu m'aurais trouvée lâche,
si ça se trouve… On n'en saura jamais rien. Je suis restée. Toi, tu dirais sans
doute que je me suis sacrifiée, t'aimes pas bien ça les sacrifices n'est-ce
pas? Je vais te dire une chose : il n'y a pas de sacrifice involontaire. J'ai
sacrifié ma vie à la vie. Quelle importance elle avait, ma misérable vie? Oui,
j'ai choisi de mettre ma vie entre parenthèses, j'ai choisi de vivre pour les
autres parce que c'était finalement la seule manière que j'ai trouvée de donner
un sens à mon existence. Pour toi aussi j'ai vécu, même si tu ne le sais pas,
et plus tu nies avec vigueur plus tu sais dans le fond de toi que j'ai raison.
Et si tu savais ce que je me fous d'avoir raison… Ce n'est pas ce que tu crois
n'est-ce pas? Je parie que tu me prends pour qui je ne suis pas : une sale
égoïste qui n'a jamais pensé qu'à elle… Tu regardes mes renoncements et tu me
trouves lâche, tu regardes mes privations et tu dois les déguiser sous la
caricature de la fausse sainte qui se sacrifie pour qu'enfin on lui renvoie une
image positive d'elle. Tu dois penser que le vrai sacrifice est forcément
désintéressé. Et tu te trompes, mais tu n'en démordras pas, je le sais tu
vois... Il faut croire que je ne suis pas la seule à avoir des certitudes,
n'est-ce pas? Il n'y a pas de sacrifice désintéressé, comme il n'y a pas de
sacrifice involontaire. Crois-moi, je paie fort le prix de ces renoncements,
mais je ne regrette rien. Si ce n'est ton incompréhension farouche…
Oui, j'ai
laissé une vie possible, une vie rêvée, contre une vie réelle, pleine
d'emmerdes et pleine d'embûches. Et tu voudrais me condamner pour cela? Je ne
regrette pas de l'avoir fait, j'ai beau être devenue une vieille carne qui
n'oublie rien, je sais pourquoi je me suis battue. J'ai passé mon temps à
demander haut et fort ce que les autres taisaient. Pour eux j'ai pris la
parole, pour eux j'ai été jusqu'à m'humilier aussi… Tu te souviens de ces fois
où j'allais pleurer chez le boucher? Pour qu'il me rajoute un bout de viande
pour "mes pauvres" comme il disait, toi tu mourais de honte, mais
moi… Sais-tu le courage qu'il faut pour mettre de côté sa propre dignité? Sais-tu
la force qu'il faut pour supporter de se faire haïr par son propre mari, par
ses propres enfants? Et comment leur faire comprendre que tout ce que je
demandais en échange c'était juste un peu de tendresse, moi qui n'ai jamais su
comment ça se donne, la tendresse? Il est où le mode d'emploi? On m'a pas
appris… Moi, je voulais juste qu'on m'aime. C'est le seul moyen que j'ai
trouvé… C'est trop con n'est-ce pas… Si tu crois que je ne vous entends pas,
vous qui pensez que la vieille carne elle va crever toute seule parce qu'elle
n'a jamais su aimer… parce que tout ce qu'elle a fait c'était par pur profit,
pour récolter les lauriers de ses bonnes actions et enfin voir dans le regard
de l'autre un peu de reconnaissance… Et alors? Pourquoi j'y aurais pas droit
moi aussi à la reconnaissance?
Ils disent que
je suis une sainte… Et ça les arrange bien dans le fond, même s'ils ne sont pas
dupes… C'est si facile de casser de la vieille carne, c'est tellement plus simple
de détester une sale chieuse… Parce qu'aimer une femme stupide qu'a jamais su
comment dire "je t'aime" autrement qu'en se mettant au service des
autres, c'est vraiment trop con, t'as raison… Je suis pas une sainte.
Je suis pas
une sainte, je suis juste une sorte de pélican. Tu sais le truc boiteux, le
drôle d'oiseau même pas beau, tout juste bon à nourrir ses gosses avec sa
propre chair. Non, je suis pas un albatros avec des ailes de géant, tu sais
bien, celles qui empêchent de marcher… Non. Moi je marche, droit devant. Butée.
Jusqu'au bout. Une vieille carne…
Tu sais bien
que tout ça, je te le dirai jamais, c'est parce qu'une autre écrit à ma place
que ces mots existent, c'est rien que du mirage... Une vieille carne ça n'écrit
pas, ça garde tous ses sentiments pour soi, peut-être bien même que ça le sait
même pas. Les vieilles carnes emportent leur amour mal donné dans leur tombe.
Y'en a qui appellent ça de la rancune. Tu peux si tu veux. Et t'as pas
complètement tort pour une fois…
Tiphaine,<br />
la hiérarchie des générations était une certitude que je mettais dans la bouche de la vieille. Maladroitement sans doute, puisque ça n'a pas été évident à la lecture.<br />
Pour ma part pas de hiérarchie et pas d'orgueil.<br />
<br />
A priori, c'est vrai, je suis beaucoup plus copain avec la compassion qu'avec la pitié. Mais peut-être est-ce une image ou une interprétation.<br />
<br />
Pour ce qui est de l'ouverture du dialogue, crois-moi et tu peux me croire, je l'ai fait, plutôt dix fois qu'une. En vrai. Et je continuerai à la prochaine occasion. Incorrigible.<br />
<br />
J'aime quand tu me dis des trucs que tu ne devrais pas me dire ;-)<br />
Si je me suis permis ce texte et de laisser transparaitre, sans le nier, qu'il reposait sur du "vécu" c'est bien que je suis à l'aise avec l'histoire.<br />
Pas l'habitude de faire ma psy par blog interposé. <br />
Et il me semble que j'ai prouvé ici que je n'ai pas peur de me mettre à nu si nécessaire. Je veux dire qu'il est difficile de me prendre en défaut d'entêtement ou d'orgueil.<br />
Pourquoi devrais-je donc avoir pitié de moi ? Je ne suis ni borné, toujours ouvert au dialogue sans jamais de recherche d'avantage.<br />
J'accepte facilement les critiques argumentées, même en public. Ici par exemple.<br />
Je refuse l'insulte gratuite ou la grossièreté inutile. C'est tout.<br />
Après je peux aussi être complètement à côté de moi sans le savoir... mais ça je ne peux pas le savoir.<br />
Je répète : <br />
J'aime quand tu me dis des trucs que tu ne devrais pas me dire ;-)<br />
Merci pour tout Tiphaine. Nous aussi on t'aime. Prends garde à toi ;-)))
T
Tiphaine
16/11/2009 19:15
Merci à tous. Je suis heureuse d'avoir donné un droit de réponse à cette vieille.<br />
Merci Héléna, c'est très beau ce que tu dis à la vieille, et je le comprends. Je ne vais pas répondre à sa place cependant. Juste te dire que oui, on peut changer, et qu'à l'amour répond l'amour quand l'échange est harmonieux et débarrassé des scories de la fierté et de l'intellect trop développé.<br />
Claudio : Pourquoi ce ne serait pas les "jeunes" qui pardonneraient aux "vieux"? Quelle est donc cette drôle de hiérarchie des générations dont tu parles? Peu importe qui pardonne le premier, l'essentiel, pour celui qui souffre, c'est de se libérer de cette souffrance, pas de savoir qui sera le premier ou le plus fort ou le moins fier...<br />
Tu dis que tu es tranquille parce que tu lui as parlé. Lui as-tu vraiment parlé? En "vrai"? Ta vieille n'est pas sourde Claudio, tu le sais bien dans le fond. Sinon tu n'aurais pas écrit tout cela. Ta vieille n'a pas besoin d'un prêtre, ça aussi tu le sais. Elle a besoin que tu l'aimes. Et toi aussi, tu as besoin qu'elle t'aime.<br />
Tu as raison d'être optimiste. Mais retiens bien que c'est TOI qui es optimiste, c'est TOI qui espères. <br />
Tu sais ce qu'il te reste à faire.<br />
Je vais te dire un truc que je devrais pas te dire, mais je vais le faire quand même, justement parce que je sais lire entre les lignes.<br />
"J'ai beau chercher le seul sentiment qui me vient, c'est le plus détestable des sentiments, celui que j'ai même honte d'écrire, c'est la pitié. Je ne suis pas fier mais j'ai pitié de ceux qui n'ont pas le courage d'enfin se détendre, enfin s'ouvrir, enfin avouer. Un acte de contrition c'est si honteux pour toi ? Si déstabilisateur ? Mais qu'en as-tu à faire d'être stable quand bientôt tu seras allongée ?"<br />
La pitié n'est pas le plus détestable des sentiments. Je sais que tu le sais. Tu as mis dessus tout un tas de trucs négatifs, parce que tu refuses de t'apitoyer sur toi-même, et, ce que tu t'appliques à toi, ce que tu exiges de toi, tu l'exiges aussi des autres.<br />
Avoir pitié de l'autre, ce n'est pas, contrairement à ce que tu peux croire, le mépriser parce qu'il n'a pas la chance de partager les mêmes valeurs que nous. <br />
Non, avoir pitié de l'autre c'est éprouver de la compassion pour lui. Cum patio. Souffrir avec. Avoir pitié de quelqu'un c'est comprendre(prendre avec soi)ses souffrances et les partager.<br />
Tu t'interdis souvent la pitié, n'est-ce pas?<br />
Prends pitié de toi Claudio. Autorise-toi à te détendre, à t'ouvrir à celle pour qui tu éprouves de la pitié.<br />
Tu dis que tu n'es pas fier... En es-tu sûr? :-)<br />
Quand je lis ce que tu reproches à ta vieille dans ton commentaire, j'ai en fait l'impression que c'est à toi-même que tu parles.<br />
Je peux me tromper bien sûr.<br />
Je suis pas psy.<br />
Je suis juste Tiphaine et j'ai pas honte de dire que j'éprouve de la pitié pour des tas de personnes. Y compris pour ta vieille. Y compris pour toi.<br />
Je vous aime.
T
teb
16/11/2009 13:12
Ma première réaction (à ta note, Claudio) n'était pas neutre ...<br />
J'ai souvent l'impression d'être cette vieille carne qui s'oublie souvent et qui, du coup, est sèche et rèche comme une vieille peau oubliée.<br />
Et la réaction de Thiphaine me plait beaucoup.<br />
Merci, Thiphaine, merci infiniment !!<br />
Qu'est ce que j'aime que tu saches lire l'autre côté des choses !!!<br />
<br />
Et merci aussi à Claudio, qui a permis cet échange... <br />
Chouettes notes, vraiment !!!