La leçon des patins
Samedi 07 octobre 1967.
C'est "Noël".
Ce jour de déménagement nous découvrons l'électricité, l'eau courante,
une salle de bain, des voisins Français, et,
pour les plus grands, un deuxième déracinement, disons ressenti comme tel.
Mais cinq kilomètres, qu'est-ce-que c'est quand on a dépassé frontières,
montagnes et chocs culturels ?
Nous sommes cinq enfants de 1 à 11 ans et nous devrons nous adapter, nous faire adopter.
Dimanche 08 octobre 1967.
C'est Dimanche.
Nous nous habillons propres et suivons les autres
jusqu'à l'église pour repérer les lieux. Facile à dire. Nous qui
habitions "rue de l'église", sommes un peu déboussolés. Ici, on ne semble pas bien catholique. On a beau faire attention à la toilette, on
se trompe plusieurs fois. Les citadins se pomponnent pour faire leur
marché, on dirait. Au village, c'était le camion qui nous livrait,
alors le marché ! Bref, nous finissons par nous approcher de Dieu.
On a dû se tromper. Pas de clocher. Pas de tuiles grises. Un grand parvis pourtant.
Que ce monde est hostile !
L'un de nous repère, finalement, une croix. Même pas dans le ciel. Elle est creusée sur un mur de béton gris.
Saint Vincent-de-Paul est une église moderne. On s'inquiète de la tête de leur Bon Dieu.
L'eau et l'électricité ne font pas le poids face à la chaleur humaine
du vieux village d'hier. Les boules à la gorge enflent et se taisent.
Lundi 09 octobre 1967.
C'est École.
Même opération que la veille. Mais les cartables sont plus nombreux et
plus faciles à suivre que les grenouilles de bénitier pas toujours
identifiables. Le regard de l'enfant de la ville est assassin pour la
ribambelle de métèques qui traverse la cour sans rendez-vous. Il fait de plus en plus froid à l'intérieur de nos petits corps. C'était
pourtant bien chez nous.
L'inscription au cours préparatoire est refusée pour la petite sœur.
L'école précédente avait accepté de l'y inscrire pourtant avec un an
d'avance. Notre mère repart avec toute sa marmaille. Pas question de
les séparer. C'est tout ou rien. Elle aura gain de cause grâce à une
attestation du maire précédent.
La nouvelle directrice nous le fera payer des années durant. Nous
apprîmes d'ailleurs qu'elle fût aidée par une rancune tenace envers les
macaronis. Un Rital de passage lui avait déposé une graine sans prendre le temps de la voir pousser. Si ce n'était nous, c'était notre
frère. Bah voyons !
La mégère n'avait pas hésité à déséquilibrer ses classes de cours moyen
pour éviter que deux frères bénéficient de la classe de neige. Un seul
ira. Je fus le chanceux.
Notre réponse ne tarda pas à venir.
La directrice venait d'instaurer les patins pour les élèves. A l'époque
c'était assez courant dans les familles. Mais à l'école, quelle idée !
Mon frère aîné, plus rebelle que moi, les refusa illico. Elle eut beau
menacer, crier, tenter de gifler, rien n'y fit. Il évitait les coups,
courait plus vite qu'elle et s'obstinait.
Dans la classe voisine, l'information arriva vite. Solidarité oblige,
je fis de même, sans bouger cependant. Elle ne m'adressa même pas la
parole.
Le lendemain matin, la mamma débarqua. Elle annonça que jamais ses
enfants ne mettraient de patins et qu'ils assisteraient aux
cours quoi qu'il arrive.
C'en était fini des patins... pour tout le monde.
Toujours respectueux des règles et des lois du pays qui nous accueillait, nous ne baissions jamais la tête devant l'injustice et les tentatives d'humiliation. C'était douloureux mais formateur.
(42 ans plus tard, en écrivant ce texte, je me dis que cette forme de résistance a laissé des traces en moi. C'était bien la preuve que l'action individuelle, parce que juste, venait à bout d'un pouvoir absurde. Il fallait avoir du courage, rien d'autre)