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Ambition Passionneur
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11 décembre 2009

La leçon des patins

Samedi 07 octobre 1967.
C'est "Noël".
Ce jour de déménagement nous découvrons l'électricité, l'eau courante, une salle de bain, des voisins Français, et, pour les plus grands, un deuxième déracinement, disons ressenti comme tel. Mais cinq kilomètres, qu'est-ce-que c'est quand on a dépassé frontières, montagnes et chocs culturels ?
Nous sommes cinq enfants de 1 à 11 ans et nous devrons nous adapter, nous faire adopter.

Dimanche 08 octobre 1967.
C'est Dimanche.
Nous nous habillons propres et suivons les autres jusqu'à l'église pour repérer les lieux. Facile à dire. Nous qui habitions "rue de l'église", sommes un peu déboussolés. Ici, on ne semble pas bien catholique. On a beau faire attention à la toilette, on se trompe plusieurs fois. Les citadins se pomponnent pour faire leur marché, on dirait. Au village, c'était le camion qui nous livrait, alors le marché ! Bref, nous finissons par nous approcher de Dieu.
On a dû se tromper. Pas de clocher. Pas de tuiles grises. Un grand parvis pourtant.
Que ce monde est hostile !
L'un de nous repère, finalement, une croix. Même pas dans le ciel. Elle est creusée sur un mur de béton gris.
Saint Vincent-de-Paul est une église moderne. On s'inquiète de la tête de leur Bon Dieu.
L'eau et l'électricité ne font pas le poids face à la chaleur humaine du vieux village d'hier. Les boules à la gorge enflent et se taisent.

Lundi 09 octobre 1967.
C'est École.
Même opération que la veille. Mais les cartables sont plus nombreux et plus faciles à suivre que les grenouilles de bénitier pas toujours identifiables. Le regard de l'enfant de la ville est assassin pour la ribambelle de métèques qui traverse la cour sans rendez-vous. Il fait de plus en plus froid à l'intérieur de nos petits corps. C'était pourtant bien chez nous.
L'inscription au cours préparatoire est refusée pour la petite sœur. L'école précédente avait accepté de l'y inscrire pourtant avec un an d'avance. Notre mère repart avec toute sa marmaille. Pas question de les séparer. C'est tout ou rien. Elle aura gain de cause grâce à une attestation du maire précédent.
La nouvelle directrice nous le fera payer des années durant. Nous apprîmes d'ailleurs qu'elle fût aidée par une rancune tenace envers les macaronis. Un Rital de passage lui avait déposé une graine sans prendre le temps de la voir pousser. Si ce n'était nous, c'était notre frère. Bah voyons !
La mégère n'avait pas hésité à déséquilibrer ses classes de cours moyen pour éviter que deux frères bénéficient de la classe de neige. Un seul ira. Je fus le chanceux.

Notre réponse ne tarda pas à venir.
La directrice venait d'instaurer les patins pour les élèves. A l'époque c'était assez courant dans les familles. Mais à l'école, quelle idée !
Mon frère aîné, plus rebelle que moi, les refusa illico. Elle eut beau menacer, crier, tenter de gifler, rien n'y fit. Il évitait les coups, courait plus vite qu'elle et s'obstinait.
Dans la classe voisine, l'information arriva vite. Solidarité oblige, je fis de même, sans bouger cependant. Elle ne m'adressa même pas la parole.
Le lendemain matin, la mamma débarqua. Elle annonça que jamais ses enfants ne mettraient de patins et qu'ils assisteraient aux cours quoi qu'il arrive.
C'en était fini des patins... pour tout le monde.

Toujours respectueux des règles et des lois du pays qui nous accueillait, nous ne baissions jamais la tête devant l'injustice et les tentatives d'humiliation. C'était douloureux mais formateur.

(42 ans plus tard, en écrivant ce texte, je me dis que cette forme de résistance a laissé des traces en moi. C'était bien la preuve que l'action individuelle, parce que juste, venait à bout d'un pouvoir absurde. Il fallait avoir du courage, rien d'autre)

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Commentaires
D
Le matin, en se rasant, penser au trou de la chaussette il y a 35 ans... Et dire aux médias : j'y pense tous les matins en me rasant.<br /> Et eux d'imaginer que Patrick veut être président de la République, alors qu'il pense à son trou de chaussette en Albanie il y a 35 ans.<br /> Cet immense moment de solitude qui vous saisit et qui façonne à sa façon votre existence.<br /> Les patins ici narrés sont le trou de la chaussette de l'autre.<br /> On retombe toujours sur nos pieds, finalement.
C
C'était en région parisienne Dominique, mais je pense que c'était une lubie de la directrice. Je ne crois pas que c'était généralisé.<br /> <br /> 35 ans après ? J'espère pour lui qu'il n'y a pas pensé tous les jours.
D
Je ne me souviens pas avoir jamais eu à enlever mes chaussures pour aller en classe, même toute petite... Alors cette histoire de patins à l'école (j'avais bien compris le sens que Claudio y donnait) me surprend beaucoup : c'était où ? Par contre, j'ai parfois dû en passer par là dans la maison de mon grand-père, mais c''était plus particulièrement quand le parquet venait d'être ciré. En fait, je crois même - à moins que ma mémoire ne me joue des tours - que seuls les enfants avaient droit à ce traitement ce que nous considérions presque comme de faveur : avec mes soeurs, ça nous amusait beaucoup, on jouait à glisser et à tomber...<br /> <br /> Pour ce qui est de l'enlèvement des chaussures, quand on voyage, c'est quelque chose de fréquent dans beaucoup de pays. Je me souviens encore de la tête de Patrick lors de notre premier voyage en Macédoine chez nos amis Albanais (qu'on venait de rencontrer et qui nous avaient invités dans leur famille), quand il a vu qu'on se déchaussait avant de passer la porte : il avait un trou à sa chaussette ! Il avait vraiment dû ressentir cela comme une humiliation (!) car, lorsque nous y sommes retournés cet été, il a bien vérifié que les deux étaient intactes... Pourtant, 35 ans avaient passé !
C
On apprend, on apprend :<br /> "Patin : Synonyme de pantoufle dans certaines régions françaises" (wiktionnaire)<br /> Merci.
D
J'aime beaucoup la mama. Nan mais ô ! On l'imagine venant chercher la marmaille et hop, demi tour, tout le monde repart.<br /> Du caractère que la progéniture, visiblement, a su exhiber à son tour.<br /> La famille, pour le coup, ça a du sens !<br /> De mon côté, je confirme que je n'ai jamais enlevé mes godasses avant d'aller à l'école.<br /> Sourire en lisant Teb. <br /> En Lorraine, en effet, les patins, ce sont les pantoufles.
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