Manifestations d'humeurs
L'actualité, bonne copine, m'offre l'occasion, trop belle, de servir ici pour la énième fois l'un de mes billets préférés. Certains de mes visiteurs le détestent. C'est comme ça.
La manifestation battait son plein. Les masses populaires vociféraient et crachaient des slogans primaires à l’endroit des policiers, de l’Etat, des patrons et autres autorités moins bien définies.
Ses cheveux coupés court s’étaient mis au rouge et la
mèche
frontale bleue ne semblait pas faire montre de patriotisme, mais
dénotait, sans
erreur possible, la quarantenaire en chemin vers l’émancipation, familière
du rayon "Développement
Personnel" de la FNAC le mercredi après-midi, et, qui préfère,
désormais,
être seule que mal accompagnée.
Un pendentif moitié yin et moitié
yang, ainsi qu’un excès de
Patchouli achevaient le portrait.
Il ne l’était pas.
Anti-profs
même ce jour-là. Le quartier était bloqué afin
que quelques énergumènes d’un autre âge beuglent en plein air et
réchauffent
leur solitude à plusieurs pour des revendications indécentes.
Son
corps ne tarda pas à lui répondre. La cheville gauche
faiblit et, chasuble, idéaux, revendications et statut professionnel
embrassèrent le pavé.
Elle ne dut la vie sauve qu’à la main
secourable d’un spectateur
patient et impatient à l’allure de professeur mais qui ne l’était pas.
- Tous ces barbus vous auraient piétinée sans mon
intervention, Mademoiselle.
- Madame !.. Ridicule ce... "barbus"
!..
Vraiment, les clichés !
- Je plaisantais… Ma-dame.
Le garçon
arriva avec le café et le chocolat chaud.
- Merci… Mon-sieur. Bon.
Vous faites tout, tout de suite, on
sera tranquilles : Les fonctionnaires feignants, les profs privilégiés,
les manifestants gauchistes et les syndicalistes barbus.
- Ca, c’est
déjà fait. Si on parlait de votre cheville.
- J’ai mal mais ça ira,
ça ira.
- …les aristocrates à la lanterne..?
- Mais, c’est pas
vrai !
- C’est bon, j’arrête. Oui, je crois que ça ira en effet. Avec
la MGEN, vous n’aurez rien à payer.
- Là. Je m’en vais. Vous êtes
odieux.
- Je vous ai sauvé la vie, vous n’allez pas me laisser payer
tout de même.
- Mais… mais… je n’ai pas d’argent.
- Toujours à
vous plaindre, hein !? Pas d’argent mais un
compte CASDEN et une épargne Préfon…
- Mais alors, ça existe autant
de cynisme ?
- Et un "isme" de plus, un. Vous approchez. Vous êtes
presqu'à "Il"
- Je ne comprends rien.
- Maintenant que nous avons
fait le pire, si nous faisions le
meilleur ?
- …
- Déshabillons-nous, proposa-t-il.
- …
- Lunettes cerclées dites « de Prof », cadeau de la
CMU. Dents blanches soignées CMU. Echarpe rouge, souvenir d’un passé
plus rebelle, griffée
Quechua...
- Comme mes chaussures ! dit-elle d'un ton guilleret en se
mordant la langue.
- …
- Heu… pardon.
- Chemise faite maison.
-
Ca veut dire quoi « faite maison »
- Faite maison.
- Slip ou
caleçon H et M en soldes.
- Slip ou caleçon ?
- Madame suit.
Bravo. Je commence à avoir froid. Je vais
m’arrêter là.
- Dommage ! (Et voilà qu'elle se remord la langue)
-
Je m’appelle Pierre Blanche, chômeur en fin de droits.
- Ah !
Pardon. Je ne pouvais pas savoir.
- Je n’ai pas dit cancéreux en
phase terminale, j’ai dit
chômeur en fin de droits, Madame. Madame ?
- Heu… Madame… heu… Madame
Armelle… heu… Armelle.
- Armelle ?
- Armelle, professeur des
écoles.
- Ah ! Pardon. Je ne pouvais pas savoir... Je plaisante, je
plaisante.
L’irruption d’une horde de supporters du SNES brisa
le
charme des présentations. Cette prometteuse conversation subit le
couperet de
la bêtise.
Une espèce d’animal bipède doté de parole tenant de la
main
gauche une banderole enroulée autour d’un piquet et de la droite une
bombe
aérosol surmontée d’un cornet, s’approcha du couple.
- Bah, Mè-Mèlle, on t’cherche partout. Qu’est-ce tu
fous ? Viens en terrasse, on va s’en griller une.
(Puis, plus bas,
pour les collègues de lutte et de c.lasse)
- Mais qu’est-ce qu’elle
fout avec ce pédé ?
Le «
pédé » pensa que cette histoire ferait bien
rire sa femme le soir venu et qu’il est scélérat de confier l’éducation
de nos
enfants à des abrutis qui appuient sur des bombes à cornet. Mais c’est
une
autre histoire.
Pierre
paya les consommations et se boucha le nez en
traversant la terrasse enfumée. Il se surprit à, aussi, serrer les
fesses.
Allez savoir pourquoi.
Sur le trottoir vide et sale, il pensa que
cette femme
méritait mieux que cette vie-là.
Elle
pensa que cet homme méritait mieux que chômeur en fin
de droits.